Cinéaste aux dernières années de sa vie, tel pourrait-être mon épitaphe car ma carrière de »cinéaste » s’est résumée pour l’essentiel à être au service d’une machine essentiellement marchande peu intéressée et même incapable d’apprécier une qualité cinématographique et redoutant comme la peste, ou avec un désintérêt à peine dissimulé, toute véritable liberté de ton ou d’expression (en dehors des simulacres qu’elle s’autorise pour faire semblant). Je n’ai donc pour l’essentiel de mon temps pas fait de cinéma au sens élevé où je l’entends mais de la soupe visuelle. Cela a nourri ma famille, a satisfait mon égo (peu exigeant au demeurant), contribué à une marche du monde que je ne renie guère. Cela m’aura permis aussi et peut être surtout d’en étudier les ingrédients, voir d’en être une sorte d’expert car la soupe visuelle ou plutôt audiovisuelle – « Que faites-vous dans la vie ? Je travaille dans l’audiovisuel, je suis réalisateur“ – c’est le commun du savoir faire du spot de pub au reportage, des fictions à destination « divertissante » ou commerciale, des clips musicaux, du talk show d’actualité aux films « corporate » B to B“ ou “B to C“- qui sont tous sans exception une forme digeste et nourrissante de l’aliénation commune, de l’acceptation du système et de son renouvellement bien marketé, de l’espoir assez naïf aussi que l’image peut contribuer à changer le monde (même si cela a été parfois le cas). L’inconvénient pour le système, et l’avantage pour ceux qui participent à son élaboration et à son maintien, c’est que l’image ne ment pas longtemps, surtout quand son sens (elle a toujours un sens même quand elle est médiocre) se démonétise très rapidement, la soupe froide n’intéressant jamais grand monde. De ce point de vue j’observe ma carrière comme les vestiges d’une civilisation ayant subie une sérieuse période glacière.
Les soupes que j’ai concocté étaient la plupart du temps faites pour être servies à chaud, j’ai été payé pour faire la cuisine, mélanger de l’indigeste avec du digeste avec un goût potable au pire, agréable au mieux, en somme j’ai fait du « cinéma Nestlé « ou du « cinéma Monsanto » ce qui me plaçait bien au centre et bien dissimulé dans la masse de la chaîne de la nourriture.
On ne sort pas indemne d’un tel parcours banal, surtout quand on aime profondément le cinéma et la démarche intellectuelle d’un Jean-Luc Godard (pour ne citer que lui), la poésie en général, le mouvement dada, le surréalisme, Guy Debord, qu’ils constituent assez consciemment vos bouteilles d’oxygène pour affronter les plongées profondes (et pour toute autre immersion banale, l’addiction étant sans limite) et vous donner l’illusion de ne pas vivre idiot ni exclusivement soumis et docile.
Comme si cela ne suffisait pas j’ai aussi passé des heures à observer sans vraiment les consommer (mais la consommation est surtout passive) les talk shows et autre séances de l’information politique et sociétale audiovisualisée. Ces pièges à citoyens dits informés (de l’actif pressé à l’inactif et/ou retraité) sont des formidables révélateurs qui en disent long sur ce que la société rate continûment, sur les vérités fausses qu’elle s’invente et s’autorise seconde après seconde à dire (et rarement montrer) puis s’inflige (en rediffusion ou en direct “live ») pour accepter puis éventuellement se sentir en capacité de s’orienter voir de décider comme on le fait communément en allant faire ses courses tiré par son chariot.
Tout cela venant s’ajouter à la navigation plusieurs heures par jour sur internet, immergé et quasi noyé dans l’abondance des images et des sons, un fleuve nourricier immense à la production continue et renouvellée (même si pour l’essentiel il ne se renouvelle qu’en reproduisant sans se poser de question les mêmes codes esthétiques de présentation).
On notera à ce stade qu’il existe de fait une vie ordinaire contemporaine nourrie avec un montage d’images et de sons effectué par chaque cortex cérébral entre les différents plans nourriciers et/ou toxiques ainsi proposés par les différents écrans quotidiens. Ce montage est essentiellement constitué par un zapping permanent qui de surcroit peut être de plus en plus codé, normé et pseudo individualisé grâce à la puissance des algorithmes, eux-mêmes issus de la statistique collectée à partir de la consommation individuelle des images. Il s’agit à ce stade plus d’un ordre (nouveau) que d’un chaos numérique. La question du désordre se pose alors comme élément indispensable à distinguer. C’est ici que Dada, le surréalisme, le situationnisme, la magistrale leçon de Jean-Luc Godard sur l’histoire du cinéma, la déconstruction de cette histoire, redeviennent indispensables.
Toute prétention à montrer et à monter pour tenter d’extraire une vérité utile située entre identification de l’ordre existant et exposition d’un désordre possible est une tache cinématographique et poétique qui s’impose. En cela ma volonté est de poursuivre modestement et pour partie l’œuvre situationniste, notamment dans le détournement, à partir de, considéré comme essentiel pour montrer.
J’ai choisi de montrer notamment internet, élément central du dispositif; non dans sa spécificité individuelle (chaque internaute peut l’observer attentivement à partir de ses propres navigations) mais dans son effet de masse et de vitesse instantanée. La société du spectacle décrite par Guy Debord s’étant considérablement déployée avec internet, se dotant d’un alibi presque irréfutable : l’interactivité qui rend par le traitement des données que nous fournissons au cours de nos navigations la matière dont nous nous nourrissons à nouveau. Une forme d’anthropophagie. Dès lors filmer internet c’est filmer l’assiette, c’est faire un reportage sur le food à la demande, l’écran devenu une barquette sous blister à prendre dans le rayon cérébral approvisionné par himself et éventuellement the other.
Il reste que la vitesse ne se filmant pas, ni à 24 images, 25 ou même 60 images par seconde, rien de tout cela ne peut être une affaire vraiment sérieuse, il ne faut que jouer à l’arrêter, jouer à capter une image pour la contempler (comme on tente de fixer une particule élémentaire dans un accélérateur de particule) et éventuellement chercher le mot pour préciser, pour nommer en vue d’échapper au temps rapidement morne de la seule contemplation. Le cinéma, réputé mort, existant à nouveau par sa capacité à stopper le défilement discontinu qu’il engendre par nature et qui le définit. Rien à voir avec la photo qui capte l’instant, le cinéma continue de capter le mouvement au moyen évident du montage.
Hector Puilippin
Mars 2024
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.